Il y a peu de temps, je vous parlais d’un livre, Brève histoire de la concentration dans le monde du livre de Jean-Yves Mollier (éditions Libertalia) en vous demandant si vous aimeriez en savoir plus sur ce sujet. Comme vous êtes très polis, vous avez répondu oui.
Alors imaginez une partie de Monopoly qui dure depuis plus d’un siècle dans l’édition : ça démarre tranquillou “Boulevard de Belleville” et ça finit “Rue de la Paix”, en passant par quelques gares …

Dans cette partie, un joueur en particulier se distingue : Hachette, qui édite dans la première moitié du XIXe siècle des livres scolaires.
Dès le début, Louis Hachette tombe sur la case “Chance” : le ministère de l’Instruction publique, au début des années 1830, lui passe une énorme commande de manuels. Bim. L’équivalent de 3 hôtels d’un coup.
Sa fortune est faite, et ne le quittera plus. Les autres joueurs font la tronche, on les comprend.
Quand on a la baraka, ça donne des ailes. Louis Hachette se lance alors dans un nouveau projet : après l’édition, la vente de livres !
Le réseau ferré en pleine expansion lui offre une opportunité en or : ouvrir des points de vente dans les gares. Il en possède bientôt un millier, avant d’inaugurer les kiosques dans les métros (et plus tard les aéroports). Ce sont nos Relay actuels, toujours propriété d’Hachette aujourd’hui (information à garder en tête pour la suite).

Ce sont aussi les débuts d’une main mise sur la distribution (l’acheminement des livres).

Mais au fait, qui sont les autres joueurs ?
Ils rentrent petit à petit dans la partie : Flammarion créé en 1875, Albin Michel en 1902, Gallimard en 1919, Seuil en 1937, Presses de la Cité en 1943 … et plus tard Actes Sud (1978) et Médias Participations (1985). Chacun rachète des maisons qui fleurissent sur le plateau de jeu.
Dans les années 1980 s’opère un tournant. Deux géants, Hachette et Editis (ancien Presses, puis Groupe de la Cité) piquent le dé du banquier et rachètent à eux deux, en quelques décennies, la moitié du plateau. Ces quelques joueurs historiques (dont certains ont fusionné entre temps) détiennent aujourd’hui environ 75% des rues du Monopoly, dont un seul d’entre eux, Hachette, à hauteur de 40%, faisant de l’édition française l’une des plus concentrées dans le monde.
A ce stade de la partie, un petit bonhomme milliardaire qui adore les galettes bretonnes et le Monopoly fait son entrée : Vincent Bolloré.
Bollo, pour les intimes, c’est celui qui est à la tête de Canal +, C8, Cnews, le JDD et dont un des fils a cofondé une société de production avec Cyril Hanouna. Voilà pour le tableau de départ. En 2019, ce même Bollo achète Editis, 2e groupe éditorial français, avant de lorgner sur Hachette. La moitié du plateau dans les mains d’un seul homme, il trouve ça cool. Mais pas la commission européenne, qui lui refuse ce monopole. Qu’à cela ne tienne, il prend le numéro 1, Hachette, et revend Editis à un autre milliardaire, Kretinsky.
Dans une partie normale de Monopoly, c’est le plus riche qui l’emporte et fin de l’histoire. Pourquoi pas, après tout ; grignoter l’autre et grossir ne date pas d’hier. En revanche, quand un joueur se met à inventer de nouvelles règles, c’est nettement moins convivial.

En l’occurrence, Bollo ne veut pas seulement les plus beaux hôtels du plateau, il veut aussi en repeindre la façade pour affirmer ses positions idéologiques. Il a ainsi placé Lise Boëll, l’éditrice d’Eric Zemmour, à la tête de Fayard, maison qui a aussi publié Jordan Bardella à l’automne dernier (avec une mise en place clé en main dans les gares, via ses enseignes Relay).
Il y aurait beaucoup à dire sur les autres types de concentration dans le monde du livre (la diffusion et la distribution par exemple), et ses effets en librairie. Tout cela n’est pas nouveau et n’empêche pas pour autant des publications de qualité, loin de là.

Ce qui est nouveau cependant, c’est le poids inédit de cette concentration (en parts de marché), son amplitude (audiovisuelle, presse, édition…), et sa portée non seulement financière mais surtout idéologique. Et ça c’est jamais bon … croyez moi, il vaut mieux arrêter le Monopoly et se faire une bonne raclette.