Nos coups de cœur de la rentrée littéraire d’hiver

Des diables et des saints

Joseph joue sur des pianos publics, dans les gares, depuis si longtemps. Il y joue Beethoven à merveille, enseigné par le vieux Rothenberg au visage de parchemin… Joseph aurait davantage sa place dans les salles de concert, c’est pourtant bien là, au carrefour des couloirs venteux et des flux de voyageurs qu’il choisit de jouer.
Il attend.
Il attend celle qui, à l’entendre, le reconnaîtra.
Jean-Baptiste Andrea nous conte alors la jeunesse de ce gamin envoyé à l’orphelinat Les Confins, dans les années 1970, une institution à l’écart de tout, et surtout des regards, tenue sévèrement par l’abbé Senac.
Ses voisins de dortoir partagent une existence dévastée, un désespoir qui les soude. Momo, Fouine, Sousix, Sinatra…à eux tous ils forment une meute protectrice et redoutable.
Qu’adviendra-t-il de ces gamins aussi attachants qu’imprévisibles ? Quelle rencontre décisive fera Joseph, porté par la musique ?
Comme dans ses précédents romans Ma Reine et Cent millions d’années et un jour, que j’ai tant aimés, Jean-Baptiste Andrea explore le thème de l’enfance, entre innocence magnifique et perversité, ce territoire des rêves absolus, des amours qui dévorent, de la rébellion intérieure, du feu ardent, de l’emprise et de la vulnérabilité. Et c’est, à nouveau, un très grand coup de coeur pour moi

Des diables et des saints, Jean-Baptiste Andrea, L’iconoclaste

Le silence des carpes

Vous aussi quand le robinet fuit, le “PLAC” de la goutte d’eau sur l’inox vous rend dingue ? Pire encore le “PLAC” sur le torchon mouillé ?
Quand cela lui arrive, Paul s’estime a priori chanceux : un plombier s’annonce dans l’heure. Mais c’est sans compter l’apparition d’une autre fuite, plus contrariante : celle de son couple, Pauline lui annonçant vouloir faire un break en faisant “machinalement tourner son alliance comme si elle dévissait un vieil écrou sur un mauvais filetage”.
Quand le navire prend l’eau et qu’on est noyé jusqu’au cou, autant faire la planche et voir où le courant mène… c’est à peu près ce que Paul décide de faire : à partir d’une photo envoûtante tombée de la poche du fameux plombier à l’accent tchèque et d’un mystérieux étang en pleine Moravie, le voici dérivant vers la République Tchèque.
Sur la piste des années sombres du communisme, aux côtés de Mila, “l’amour pissenlit” qui s’envole au gré du vent ou encore l’artiste Vesely aux deux dents d’or, Paul s’immerge dans la culture tchèque (l’auteur lui même vit à Prague).
Le style de Jérôme Bonnetto est tour à tour facétieux, mélancolique, passionné, douloureux, c’est vivace et enlevé, voici sans aucune doute un auteur dont je traquerai chaque nouvelle parution ! À découvrir !

Le silence des carpes, Jerôme Bonnetto, Inculte

La maison des Hollandais

Dans la banlieue de Philadelphie, la maison des Hollandais ne passe pas inaperçue : c’est une imposante demeure sur trois niveaux, aux vitres immenses et traversantes. Danny Conroy et sa sœur Maeve y ont grandi et ne peuvent s’empêcher, désormais adultes, de revenir l’observer depuis la rue.
Dans un entrelacement de souvenirs, Ann Patchett explore les relations complexes qui (des)unissent la famille Conroy, entre un père distant, une mère évaporée du jour au lendemain, une belle-mère froide et les enfants Danny et Maeve au lien fusionnel.
Comme dans l’excellent Orange Amère, Ann Patchett déploie la palette des sentiments qu’éprouvent ses personnages et leur évolution au fil du temps. Toute en subtilité et finesse psychologique, le nouveau roman d’Ann Patchett se dévore d’une traite par froid après midi d’hiver.

La maison des Hollandais, Ann Patchett, traduit de l’anglais par Hélène Frappat, Actes Sud.

Niki

Niki, femme passionnée ayant capté très vite la fragilité et versatilité de l’existence, nous raconte l’histoire mouvementée de sa famille… depuis l’au-delà, car elle vient de mourir !

Nous traversons à ses côtés l’intensité du 20e siècle, du Moyen-Orient aux villes grecques, d’une jeunesse privilégiée à la résistance et clandestinité.

Christos A. Chomenidis dresse le portrait d’une femme audacieuse et forte, pétrie par les événements, joies et drames de son époque.

Niki a remporté le Prix d’Etat de la littérature grecque en 2015.

Niki, Christos A. Chomenidis, traduit du grec par Marie-Cécile Fauvin, éditions Viviane Hamy

La traversée

La traversée raconte celle d’un jeune albanais, Bujar, qui au début des années 1990, décide de suivre son meilleur ami Agim pour quitter son pays dont il a si honte, ce « point noir de l’Europe(…)privé de cap et de sens. »

Après la chape de plomb du dirigeant Hoxha, l’Albanie s’ouvre en effet au libéralisme, mais comme une ultime trahison à cet espoir de liberté, la population sombre dans la misère. Au sein même de sa famille, chacun, à sa façon, disparaît..

Par chapitres alternés on suit Bujar quelques années plus tard, dans une errance bouleversante et sans fin. De Rome à Helsinki en passant par Berlin ou encore New York, Bujar ne s’ancre nulle part, habité par un sentiment d’ennui et d’inachevé, jusqu’à s’inventer des passés différents et une identité d’homme ou de femme selon les circonstances.

Dans des scènes de solitude déchirante, il tente cette traversée du miroir, à la recherche de sa propre identité, auprès d’hommes et de femmes qu’il rencontre.. mais chacun traverse l’autre comme un voile transparent.

« Comment nouer la première relation, si tu veux nier ton passé et ta nationalité, si tu ne veux rien dire de toi même à personne, et si tu veux, plus que tout, oublier d’où tu viens, le nettoyer comme la crasse sur ton menton, et mettre autre chose à la place? »

Bujar tente d’effacer toutes les traces de ce passé, mais subsiste en lui la première grande traversée aux côtés de l’incandescent Agim..les vastes et sombres étendues ne sont-elles pas plutôt à arpenter en soi qu’aux quatre coins du monde?

Aux dernières lignes de ce si beau et douloureux roman, la longue errance de Bujar prend soudain tout son sens. Un texte déchirant et inoubliable.

La traversée de Patjim Statovci, traduit du finnois par Claire Saint-Germain, éditions Buchet Chastel

Avant le jour

Elle devait partir quelques jours en Italie avec Pierre, l’homme qu’elle aime. Mais Pierre annule : contrainte familiale. Il a sa vie. Elle l’attend.

« J’ai pris l’habitude des moitiés de nuit, des vêtements qu’on enfile trop vite, l’habitude des silences, des fuites. »

Dans ce train qu’elle prend quand même pour Turin, elle laisse les songes l’envahir, accueille ce voyage qui ballotte les sentiments, creuse l’absence.

« Je veux tout, ça veut dire : je veux vivre. Je n’ai pas envie d’avoir peur. Je n’ai pas envie que la nuit se termine. Je veux sa peau, et sa bouche, et dans ses yeux, tomber doucement. »

Un roman si beau, si court, qui a la douceur d’une rêverie, la fraîcheur du front posé sur la vitre de l’attente, le feu silencieux de l’amour ardent

Avant le jour, Madeline Roth, La fosse aux ours.

La mer Noire dans les Grands Lacs

Lire Annie Lulu avec son premier roman La mer Noire dans les Grands Lacs, aux éditions Julliard, m’a tout de suite donné envie de la rencontrer, en vrai, de découvrir son monde et d’où lui vient cette langue-fleuve fabuleuse.

Ce qu’elle écrit, je vous assure, ce n’est pas rien avec l’histoire de son personnage Nili Makasi. Nili est le fruit d’un amour fugitif entre une intellectuelle roumaine et un étudiant congolais, peu avant la chute de Ceaucescu. Ce père, elle ne le connaîtra pas : quand le régime s’effondre, ces étudiants venus du monde entier s’inspirer du communisme sont aussitôt rapatriés.

Alors que Nili s’apprête à devenir mère, elle adresse à l’enfant qu’elle porte le récit de ses origines et de ses disparus.
« Quand tu vas traverser le fleuve de ma vie, il faudra bien te souvenir que je ne suis rien, à part une petite entaille insolente dans la peau de deux peuples qui ne se sont jamais connus en dehors d’un rêve fou. »
D’une plume rageuse et libre, Nili raconte ce qu’est grandir en Roumanie auprès d’une mère exigeante et remplie de colère qui élève seule sa fille. Elle raconte l’appel de l’Afrique, ce chant lointain du père qui hante sa vie, la ramène à son avenir. Jusqu’à son départ pour Kinshasa. Que trouvera -t-elle sur place, au bord du lac Kivu où elle s’adresse à cet enfant sur le point de naître ?

L’autrice Annie Lulu est elle-même née en Roumanie d’un père congolais avant d’arriver en France. Bien sûr on se demande de quelle façon sa propre histoire a nourri son personnage. Mais plus que ça je reste fascinée par le voyage de sa langue française qui tantôt ruisselle , tantôt s’élève, comme une mélopée africaine avec ici et là quelques expressions roumaines.

Une merveille !

La mer Noire dans les Grands Lacs, Annie Lulu, Julliard.

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